La mémoire en désordre
Sobrement résumé, Eden en friche est le récit d'une fille en direction de sa mère. L'auteur dit roman. Disons plutôt une sorte d'essai autobiographique. De quoi s'agit-il ? Le père de la narratrice était chirurgien et il est mort. Depuis, sa femme ne s'adresse plus qu'à sa machine à écrire, à un lecteur invisible, captateur et omnipotent. La fille, se sentant abandonnée, tente à son tour par l'écriture de se replacer dans son champ de vision.
Regagner l'attention d'un autre qui s'adresse à d'autres en parlant à son tour à ces mêmes autres comme s'il fallait passer par le même chemin, faire l'expérience du même intermédiaire : tel est le désir premier de ce livre qui se transforme peu à peu en une étonnante investigation à l'intérieur d'une mémoire familiale simultanément juive et catholique dispersée entre les Pyrénées, Tunis et Livourne. Les figures paraissent, une à une, comme on aimerait parfois que les « pages ne se succèdent pas, mais qu'elles s'ouvrent les unes à l'intérieur des autres ». Une stratégie de reconquête affective enclenche quasi involontairement un mouvement de dépliement d'une mémoire qui était restée jusque-là dans l'ombre.
Et c'est bien ce qui rend ce livre si attachant, lui donne une élégance relâchée, dénuée de ces lourdeurs qui accompagnent souvent les « retours » . Dominique Sels joue de sa mémoire comme de cartes placées en désordre sur une table et qu’on remue sans trop savoir dans quel but. Il y a la le ton, la couleur d'une écriture capable à la fois de fermeté et d'insouciance. Comme si l'auteur se préoccupait moins de posséder sa mémoire que de la fouiller distraitement. On est séduit, on aimerait bien que ça continue.
Michel Crépu